Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance

que nous ayons si pleinement vécus que ceux que

nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que

nous avons passés avec un livre préféré. Tout ce

qui, semblait-il, les remplissait pour les autres, et

que nous écartions comme un obstacle vulgaire à

un plaisir divin : le jeu pour lequel un ami venait

nous chercher au passage le plus intéressant,

l’abeille ou le rayon de soleil gênants qui nous

forçaient à lever les yeux de la page ou à changer

de place, les provisions de goûter qu’on nous

avait fait emporter et que nous laissions à côté de

nous sur le banc, sans y toucher, tandis que, au-

dessus de notre tête, le soleil diminuait de force

dans le ciel bleu, le dîner pour lequel il avait fallu

rentrer et où nous ne pensions qu’à monter finir,

tout de suite après, le chapitre interrompu, tout

cela, dont la lecture aurait dû nous empêcher de

percevoir autre chose que l’importunité, elle en

gravait au contraire en nous un souvenir

tellement doux (tellement plus précieux à notre

jugement actuel que ce que nous lisions alors

avec tant d’amour,) que, s’il nous arrive encore

aujourd’hui de feuilleter ces livres d’autrefois, ce

n’est plus que comme les seuls calendriers que

nous ayons gardés des jours enfuis, et avec

l’espoir de voir reflétés sur leurs pages les

demeures et les étangs qui n’existent plus.

Marcel Proust, Sur la lecture

1. Le souvenir d’enfance

Un écrivain a toujours une histoire étonnante à raconter sur son premier rapport à la littérature.

Le plus souvent, cette histoire est située dans l’enfance et met en scène un oncle conteur, un professeur inspirant ou, dans des cas plus rares (ça s’est vu), un anti-héros tiré d’une bande-dessinée. La révélation d’une telle histoire est si fréquente, chez les auteurs reconnus et consacrés, qu’elle semble relever d’une convention implicite dans le milieu littéraire – comme si cette révélation était devenue un passage obligé pour accéder au ‘statut d’écrivain’.

Si les possibilités narratives varient considérablement d’une époque à l’autre, le souvenir d’enfance possède néanmoins quelques traits distinctifs, comme s’il appartenait à un genre littéraire spécifique. Le récit trouve généralement sa force narrative dans le dévoilement du rapport charnel que l’écrivain entretenait avec les livres durant sa jeunesse. Pour les conteurs les plus doués, il s’agit alors de théâtraliser sa bibliophagie, en l’inscrivant dans un plan à la fois juvénile et corporel. La charge érotique du souvenir donne au récit une profondeur mystique et lui accorde une valeur sacerdotale.

*

J’ai toujours été fascinée par ces récits d’écrivain. Ma fascination tient d’abord au fait que ces histoires se satisfont rarement du statut d’‘anecdote’, mais qu’elles tendent plus généralement à accéder à un plan narratif supérieur – celui du mythe.

Il va sans dire que ces récits génèrent en moi une certaine suspicion. Je demeure en effet incrédule devant ces ‘micro-épopées’ naïves et pathétiques, présentées comme vraies, mais qui ont tout d’une fiction : elles partent d’un élément déclencheur, présentent quelques péripéties avant d’aboutir à un dénouement. Il m’a toujours semblé qu’il y avait quelque chose de suspect dans la dimension intrinsèquement narrative de ces récits superbement ficelés, organiquement phrasés comme s’ils suivaient à la lettre le modèle du muthos aristotélicien. Si je me suis souvent interrogée sur l’authenticité de ces récits d’enfance, c’est aussi parce que l’histoire de certains écrivains s’imbrique avec une telle cohérence dans leur ‘parcours de vie’ qu’elle semble parfois inventée de toute pièce, sinon réécrite au fil du temps. Ces écrivains n’avaient-ils pas projeté, dans l’après-coup, leurs ambitions sur une banale lecture d’enfance ? La mémoire jouant le rôle fictionnel qu’on lui connaît – amplifier les couleurs, sublimer les odeurs, étirer la temporalité, en bref altérer sérieusement les faits – il y a tout lieu de croire que le souvenir d’enfance soit tributaire de l’actualité littéraire, et qu’il entre en procès de réécriture suivant les exigences d’une ‘carrière d’écrivain’. Chez les auteurs les plus inspirés, ce récit se surdétermine en devenant, en quelque sorte, l’‘explication fondamentale’ – le point tournant de leur existence. Pour eux, tout avait commencé là. Ce souvenir d’enfance devenait la preuve même qu’ils étaient destinés à l’écriture. C’est d’ailleurs ce qui m’agaçait dans ces anecdotes érigées en mythe personnel : elles permettaient aux auteurs d’invoquer la clause ‘vocation’ dans leur parcours biographique.

Plus tard, la question de l’authenticité des récits d’enfance m’a semblé caduque. Qu’importe, au final, que ces récits d’enfance soient authentiques ou non : il est toujours agréable d’adhérer, de temps en temps, aux thèses panfictionnalistes.

*

Ma fascination pour ces récits d’écrivain porte aussi en elle un deuil, celui de n’avoir pas connu une enfance littéraire. Enfant, je ne cherchais pas mes issues dans la lecture, mais ailleurs, dans les boisés, les fonds de cour, les greniers, les lieux moites et secrets. Mes fictions, je les ai inventées dans ces espaces périphériques.

Je n’ai d’ailleurs conservé dans ma mémoire aucune image mentale de ‘moi lisant’, ‘moi me faisant faire la lecture’, ‘moi imitant mon père lisant son journal’. Il m’était tout aussi impossible de me bricoler un souvenir d’enfance à partir des archives photographiques familiales. J’ai dû me rendre à l’évidence : c’est seulement à l’adolescence que les livres ont réellement commencé à exister dans ma vie.

*

Ce contact tardif avec la littérature m’a laissé l’impression d’une imposture, d’un fait honteux qu’il me fallait taire à tout prix devant mes collègues universitaires. N’ayant aucune histoire érotisant la bibliothèque de mes parents, il me semblait que je n’aurais jamais pu prétendre être ‘une des leurs’.

Je ressens, encore aujourd’hui, un écart irréductible entre ces ‘véritables littéraires’, qui sont nés avec un livre à la main, et moi. J’envie ces écrivains qui discourent sur la place que la lecture a occupée dans leurs jeunes années. Oui, j’envie ces auteurs pour qui une collection aura été décisive, ceux-là même qui fantasmaient devant la pile sur la table de chevet de leur aîné; ceux qui étaient sensibles à l’odeur des pages d’une bande-dessinée, ou encore ces autres dont l’éducation sentimentale s’est faite, d’abord et avant tout, par la littérature.

J’ai rencontré bien des corps avant de rencontrer Proust ou Ernaux. Mon histoire avec la littérature ne commence pas avec la rencontre inspirante d’une institutrice éloquente, ni avec un vol de nuit dans la bibliothèque de mes parents – monument de mélamine au caractère funeste, qui m’intéressait assez peu, à vrai dire.

*

Il n’y avait donc aucune préfiguration, dans mon enfance, de ma passion ultérieure pour la littérature. Soit.

Comment, alors, me suis-je rendue à la littérature?

 Il y avait assurément une brèche. Une histoire. Il en faut une.

2. Anamnèse

Mon histoire ferait un bien mauvais discours d’entrée à l’Académie française. Elle ne contient rien d’intrinsèquement narratif, mais elle a l’avantage d’une probité intellectuelle sans faille.

Mon récit est celui du nom des écrivains.

*

Pas d’odeurs, dans mon trajet vers la littérature, mais des sons. Tout a commencé par la musicalité du nom des écrivains. Leur présence acoustique.

Les noms circulaient depuis longtemps. Dans les cafés, à la radio – ils passaient toujours près de moi. Artaud à la table d’à côté. Césaire au parc. Lovecraft près des caisses au supermarché.

Mon histoire débute donc quelque part entre Balzac et Vian. Je me souviens que le seul fait de dire « Vian », sans même l’avoir lu, m’accordait à l’époque un air distingué et suffisait à me donner l’impression d’une supériorité sociale.

Boulgakov. Boul-ga-kov. Le mot fendait l’air en deux. Me voilà en terrain slave.

Hemingway, Musset, Cervantès, Sartre. D’autres, encore, dont la diction m’apparaît toujours incertaine : Thomas Bernhard, et l’effort de la gorge pour le prononcer; Hölderlin; Simone Weil, Günter Grass. Ces noms avaient une matérialité propre. Ils semblaient vivants, je les sentais remuer dans l’air. Ils se promenaient avec distinction, éloquence et indépendance. J’éprouvais une envie irrésistible de les posséder à mon tour, de les faire vibrer dans ma gorge. Je les entendais depuis toujours, mais je parvenais à n’en saisir aucun. Ils m’échappaient.

Il faudrait bien, un jour ou l’autre, remédier à l’absence de prise sur ces images acoustiques.

Il s’agirait, oui, de commencer à lire.

*

Dans une de mes dissertations, au cégep, je me souviens avoir cité une phrase de Dostoïevski que j’avais lue sur un sac. Ma posture littéraire se partageait alors, de manière à peu près égale, entre l’opportunisme et la feinte. Cette posture me permettait de mentionner à toute occasion que je jugeais opportune le nom d’un écrivain en feignant de l’avoir lu. Cette stratégie m’avait satisfaite jusqu’au jour où j’ai reçu ma dissertation corrigée, sur laquelle apparaissait en rouge la faute au nom « Dostoïevsky ». Cette faute d’orthographe, pensai-je, avait révélé au grand jour mon imposture : je n’avais lu aucune œuvre de ce type au nom formidablement musical – et, décidément, j’en avais terriblement honte. Mon incapacité à réguler ce sentiment de honte m’apparaît aujourd’hui démesurée, mais elle est cependant évocatrice de ce que j’avais enfoui jusque-là, de ce désir de lecture auquel je n’avais pas encore cédé.

Cet événement, qui aurait pu demeurer une blessure narcissique, s’est avéré décisif dans mon chemin vers la littérature. Il y avait, dans mon inscription en Lettres un an plus tard, une quête de rédemption : ces études me pardonneraient, pensai-je, la faute commise à l’endroit du nom de l’écrivain.

*

Les premiers écrivains que j’ai lus ont donc été ceux dont le nom m’apparaissait le plus irrésistible : Your-ce-nar. Tolstoï. Quelle musique!

À vrai dire, je n’ai aucun souvenir de mes lectures de Yourcenar, ni de Tolstoï, sinon que je prenais un plaisir fou à prononcer leurs noms. Je détachais les sons de leur nom dans ma bouche, cognait les syllabes les unes aux autres.

*

À travers le nom des écrivains, j’entrevoyais déjà le découpage du champ littéraire. Au lieu d’être classées selon leur qualité ou leur reconnaissance par l’institution, les œuvres de littérature restreinte et de paralittérature seraient rangées selon le nom de leur auteur. Gabrielle Roy : para. Tourgueniev : restreinte. Jacques Ferron : para. Gaston Miron : para. Roland Barthes : restreinte.

Tout cela, évidemment, ne tenait sur rien, sinon sur les mondes que ces phonèmes éveillaient en moi.

*

Plus tard, cette fascination s’est étendue aux théoriciens de la littérature.

Il y avait Kristeva : ferreux, indiscutablement intellectuel. Didi-Huberman : un délice, une pure jouissance. Naussbaum, Lukàcs, Mouffe et Todorov : leur éminence dans l’assonance et dans l’allitération. Quel chant, quel plaisir dans la vibration !

Leur présence acoustique me donnait la pleine mesure de mon ignorance : je connaissais leur nom mais pas leurs écrits, encore moins leur théorie. Je m’en trouvais plongée dans un abîme qui m’apparaît encore aujourd’hui insondable, tout ce que je n’ai pas encore lu.

*

Les études littéraires m’auront permis de passer des sons aux mots, des noms aux œuvres. J’ai ouvert des livres grâce à la poésie d’identité de leurs auteurs; je n’aurais rien à regretter.

Prochaine lecture ? Atiq Rahimi. Autant le dire franchement : quel nom sensuel.